Slow Food contre la "malbouffe"
Dirigée par Carlo Petrini, une association piémontaise baptisée Slow Food, par opposition à "fast food", se bat contre McDo, Coca-Cola et les OGM. Comme José Bové, mais avec une arme inattendue: l'hédonisme.
C'était, jadis, une folie de prince épris d'agriculture : un domaine modèle flanqué d'un château néogothique où Charles Albert de Savoie venait chasser le héron en écoutant pousser ses tomates. C'est aujourd'hui un chantier, énorme, hétéroclite, un peu fou. Dans une aile, le restaurant est presque terminé. Avec ses arches de briques roses, ses cuisines gargantuesques et ses chambres d'hôtes pour grands chefs de passage, il a un petit air de cloître. "Ce sera le plus beau d'Italie", note fièrement Carlo Petrini, président de Slow Food, l'association de gourmets militants qui pilote le projet. En dessous, les caves voûtées abriteront une "banque du vin" riche de 200 000 bouteilles. Menuisiers et maçons s'affairent encore dans l'hôtel de luxe, qui occupera le cœur du palais. Piscine, gym-club, et suites en duplex donnant sur une ruine romaine, il tiendrait plutôt, lui, du style Renaissance... sans déparer pourtant l'authentique petit fort médiéval qui, à deux pas, abrite les gardiens du domaine de 300 ha. Demain, on y expérimentera de nouvelles méthodes de culture, respectueuses de l'environnement. En attendant, du linge sèche aux fenêtres en ogive, tandis qu'au-delà des remparts grondent les bulldozers. Pour transformer en villégiature une zone longtemps vouée à la petite industrie, la ville de Bra n'a pas mégoté : nouvelles routes, nouveau plan d'urbanisme, on déblaie, on plante, on déménage même les usines !
Mais le plus beau, le plus fou n'est pas là. Le vrai pari de Slow Food n'est encore qu'une ruine flanquée de grosses tours carrées, un corps entier de bâtiment où logera la première "université du goût" jamais créée dans le monde. Une fac, oui, dans ce faubourg perdu, à la frontière du Piémont industrieux et des fertiles collines des Langhe (Barolo, Asti). Un temple de la gastronomie, une Babel du bien-vivre où, d'ici un an, 400 étudiants venus des cinq continents potasseront l'histoire, l'anthropologie, la philosophie, la psychologie, bref la culture de l'alimentation. Loin des OGM, de l'œuf en tube et des McDo. Ici, c'est une "gastronomie intelligente", une "agro-écologie" qu'on entend développer, pour mieux défendre les fromages au lait cru ou le vrai chocolat de l'emprise des lobbies bruxellois. Sans manifester ni briser des vitrines, mais en formant les spécialistes qui peupleront les organisations internationales, les administrations, les entreprises de restauration collective, etc. Une révolution douce, à long terme plus efficace que toutes les pétitions, gage Slow Food.
Du sommet d'une tour, Carlo Petrini contemplant le chantier, soupire d'aise : "Le rêve est en train de s'accomplir..." Curieusement, l'ensemble dégage une harmonie teintée de romantisme. Rentabilisée grâce au complexe hôtelier et à la banque du vin, l'université sera "totalement indépendante de l'industrie", insiste-t-il. D'ailleurs les 16 millions d'euros du projet sont d'ores et déjà financés. L'épargne privée a répondu dans un temps record, et Carlo, l'ex-soixante-huitard propulsé à 53 ans président de la société ad hoc, s'en étonne encore. "Quand on m'a dit que j'étais PDG, j'ai eu du mal à le croire. Un symbole du capitalisme ! Mais l'université du goût donnera ses racines à Slow Food. Avec ça, c'est le terroir qui gagne..."
Petrini ou l'anti-Bové. Pourtant militant de gauche, comme lui, et comme lui révolté par la "malbouffe". La différence tient dans le style et surtout dans la manière. Simple et même, de loin, un peu gris, le front dégarni, la silhouette fragile, il passerait pour un esthète. Mais il approche, tutoie, sourit et soudain tout semble possible. Les entreprises les plus folles, les idées, les montages les plus complexes, rien ne résiste à ce charisme-là. Chaleureux, amical, pétillant mais profond, Carlo Petrini est de la race des utopistes bâtisseurs, un idéaliste qui donne corps à ses rêves et ne méprise aucun moyen d'y parvenir. Sa "solidarité avec Bové est totale", dit-il posément, "mais les moyens sont différents". Lui ne casse pas, il construit : "Je suis convaincu de l'importance de la dénonciation, mais si tu ne changes pas les choses, il ne reste que des paroles..." Et pour changer, il change, Carlo Petrini, il remue même beaucoup d'idées, de monde, d'argent.
Avec sa drôle d'association, ironiquement baptisée Slow Food (par opposition à "fast food") un soir de colère après un McDo de trop, sans moyens initiaux, sans le moindre appui syndical ou politique, il a construit en quatorze ans un véritable contre-pouvoir qui, parti d'une bourgade du Piémont, déborde désormais largement les frontières italiennes. Slow Food a un symbole, l'escargot – lent et savoureux –, une devise : "Manger moins, manger mieux", un site Internet et une revue, Slow, en quatre langues, une maison d'édition, et cent permanents à Bra. Elle a surtout 75 000 adhérents de part et d'autre de l'Atlantique, tous épicuriens, tous prosélytes, qui défendent le patrimoine gastronomique menacé par l'uniformisation des goûts, les multinationales et les hypermarchés. Comme Bové mais à leur façon : en se faisant plaisir !
EN octobre, à Turin, ils étaient 140 000, venus parfois de très loin, à se bousculer dans les travées alléchantes du troisième Salon du goût organisé par Slow Food. Ecolos, gourmands, simples curieux ou vrais militants, enivrés d'odeurs, gavés d'échantillons, béaient devant les pâtes, les huiles, les fromages rares, les pêches tardives, les spécialités locales ou exotiques. Dans un pavillon voisin, on se pressait dans les "ateliers du goût", sortes de travaux pratiques pour gastronomes débutants. Une étrange démonstration. D'un côté, des béotiens (Américains, Allemands, Russes...) sont assis en rangs derrière des petites tables pliantes où assiettes et couverts frappés du fameux escargot remplacent les cahiers. En face, des "pros" – producteurs, affineurs ou cavistes –, perchés sur une estrade, prodiguent des conseils didactiques : "N'ôtez pas le gras !" Les béotiens reposent nerveusement leurs couteaux. "Concentrez-vous, sentez ce léger parfum d'agrumes..." Au premier rang on saisit un verre au hasard – il y en a trois, parfois quatre. "Non, pas celui-là, le deuxième !" Tous s'épient d'un air coupable. Et puis la remarque qui tue : " Sur un petit bout de pain, c'est meilleur." Trop tard, la terrine est finie.
Un triomphe, malgré tout. Comme le prix Slow Food pour la défense de la biodiversité, ce "Nobel des fermiers" attribué par la même occasion sous les ors et velours baroques du théâtre San Carignano. Spectacle plus insolite encore : "Toute la ville est fière d'être votre amie, M. Petrini !", a lancé le maire de Turin, tandis qu'un représentant de la FAO qualifie de "héros" les treize lauréats, paysans japonais, grecs, guatémaltèques ou guinéens, très intimidés. Tous ont par leur travail sauvé un produit – riz ancien, porcelets noirs gréco-antiques, légumes andins, etc. Tous ont préservé la biodiversité sans le savoir, naturellement, comme on l'a toujours fait chez eux ; tous recevront 3 500 euros (plus 7 000 pour les cinq vainqueurs). Une somme. Ils n'en sont toujours pas revenus.
Au dîner de gala, le soir, ponchos et boubous colorés se mêlent à la sobre élégance transalpine sous l'œil ému des sponsors. La région du Piémont, pressée de sortir de la monoculture automobile, a donné 1,3 million d'euros. Ses ministres sont à la table d'honneur, entourés d'un aréopage émanant des grandes marques (Lavazza, Lancia, etc.), qui dégustent sans broncher les "patates maories" et les "biscuits à l'amarante" du Pérou, prêts à tous les sacrifices pour avoir leur nom sur le menu – et profiter de l'image Slow. "Petrini est un génie", note en aparté le patron du Centre du commerce extérieur italien (ICE)...
Encore inconnu en France, Slow Food incarne une nouvelle race de mouvement, difficile à cerner, plus encore à décrire. Quelque chose entre une ONG, une association de consommateurs et un club gastronomique, le tout géré comme une entreprise de pointe. Pragmatique et non violent, mais par essence plus proche des mouvements alternatifs radicaux que des élites ou des professionnels de la "bonne bouffe" sur lesquels pourtant il s'appuie. Car, derrière la volubilité tout italienne, se dissimule une volonté sans faille. Il s'agit bien de tuer McDo, Coca, Mars et les autres, mais en douceur, avec leurs propres armes : plaisir, séduction, marketing...
Pour comprendre, il faut revenir à Bra, au milieu des années 1980. Après avoir fondé la première radio libre italienne puis un festival de musique ethnique, Carlo Petrini travaille dans une association consacrée aux loisirs culturels des salariés (ARCI). Diplômé de sociologie, il collabore à un magazine de culture gastronomique milanais, La Gola. Après un reportage en Bourgogne, il revient très impressionné par la richesse des villages et l'efficacité des confréries paysannes. A l'époque, dans les Langhe, la viticulture végète, incapable de s'organiser. "Je me suis dit : il est impossible que nous n'ayons pas ça, nous aussi." En 1986, il crée donc, au sein de l'association, une section gastronomique : Arcigola. Dès l'origine, l'idée est double : d'une part, réconcilier la gauche italienne avec le "droit au plaisir", de l'autre, protéger le patrimoine agricole de la région. Le succès est immédiat. Carlo a convaincu les vignerons, qui très vite s'organisent autour de la nouvelle structure, lui apportant des moyens et une base. En échange, Arcigola leur offre un outil de promotion efficace. Le Guide des vins d'Italie, publié en 1987, fait un tabac – il n'en existe pas d'autre. Les adhérents passent de 500 à 5 000.
Le véritable déclic ne vient pourtant que deux ans plus tard : à Rome, McDonald's inaugure un "fast food" sur la place d'Espagne, haut lieu de la Renaissance italienne. Carlo et ses amis, au terme d'un dîner bien arrosé, décident de publier un manifeste. Le titre, Slow Food, joue sur les mots, le texte, rédigé par un poète, célèbre la lenteur – bien avant Kundera. A leur grande surprise, ils reçoivent des réponses du monde entier. "Au vu des réactions, j'ai dit : on peut faire une association tout seuls, sans appui des grandes centrales politiques et sociales", raconte Carlo Petrini. Aussitôt dit, aussitôt fait. En décembre 1989, à Paris, dans le foyer de l'Opéra-Comique – "un lieu sérieux, mais pas trop" –, Slow Food est officiellement constitué, avec 500 personnes, venues de 17 pays.
Quelques mois plus tard, l'association désigne 150 bénévoles qui animeront les "conviviums", la base du mouvement, des sortes de clubs très autonomes – on y échange idées et adresses, on compare, on va déguster des produits de terroir, etc. Ils essaiment vite. A Milan, la maison d'édition publie, outre les guides, une revue culturelle de luxe – mais sur papier recyclable – envoyée à tous les adhérents. Sur l'épicurisme initial se greffe peu à peu un souci de l'environnement et de la sécurité alimentaire. Au "manger moins, manger mieux" répond un "produire moins, produire mieux". Coïncidant avec la crise de la vache folle, ce tournant vers l'"écogastronomie" donne au mouvement un nouvel élan.
"Tous les jours, nous perdons dix espèces de fruits ou de légumes, dix races animales. Comment chanter le plaisir d'un plat sans savoir que, derrière, se développe une spéculation dramatique ?", interpelle Carlo Petrini. Pour réconcilier bonne chère et bonne conscience, Slow Food lance, en 1999, l'"Arche du goût": les produits menacés une fois repérés (par les conviviums), l'association apporte aux derniers exploitants des outils de promotion, un stand au Salon de Turin, un appui auprès des médias, des équipements ou des fonds glanés auprès des sponsors et des autorités locales, voire le prix Slow Food. Tomates de San Marzano, lapin d'Ischia, élevage du lama dans les Andes, huile d'argan au Maroc, plus de 150 produits ont été sauvés à ce jour, et autant de microéconomies. Le double d'ici deux ans, dit-on à Bra. "Ce n'est plus une folie de penser que nous assisterons à un petit retour à la terre", rêve déjà Carlo Petrini.
Jusqu'ici, tout a souri à Slow Food. En Italie, fort de ses 40 000 adhérents, il parle d'égal à égal avec les lobbies. Aux Etats-Unis (9 000 adhérents), en Allemagne (6 000), en Suisse (3 000), il doit déjà se battre avec les petits malins qui utilisent le label Slow à des fins commerciales. Seule déconvenue : la France, où le mouvement implanté dans le Sud piétine. Entre les princes de la gastronomie et la Confédération paysanne, entre Bocuse et Bové, il n'est pas facile de se faire entendre. "La France a besoin de Slow Food dans une perspective future, persiste Carlo Petrini. S'il n'y avait pas de problème, il n'y aurait pas Bové...".
Véronique Maurus
tratto da "Le Monde"
venerdì 29 novembre 2002
|